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Imprévision et renégociation du contrat en période de crise sanitaire

La réforme du droit des contrats du 10 février 2016 a pris le contrepied de la jurisprudence traditionnelle de la Cour de cassation en codifiant la révision pour imprévision. Ainsi, en vertu de l’article 1195 du Code civil, « si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. » Cette disposition permet donc au cocontractant qui serait lésé par un bouleversement de l’économie du contrat en cours
d’exécution de solliciter, dans un premier temps, une renégociation des termes de ce contrat auprès de son partenaire et, en cas de refus ou
d’échec de cette renégociation, de saisir le juge afin que celui-ci le modifie lui-même ou y mette un terme. La mise en œuvre de cette procédure de
révision pour imprévision est soumise à trois conditions cumulatives.

Tout d’abord, il est nécessaire de démontrer « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat ». Le changement de circonstances s’entend largement et vise des circonstances de toute nature (politique, économique, technologique, climatique, juridique, sanitaire, etc.). La question se pose ainsi de savoir si l’épidémie de Covid-19 ainsi que les conséquences et mesures de restriction qu’elle a engendrées (notamment
la fermeture administrative des établissements accueillant du public, la fermeture des frontières, les restrictions des déplacements, etc.) peuvent constituer un changement de circonstances imprévisible. La solution semble être admise par la jurisprudence (TC Paris, 15 mars 2021, n° 2020048008), même si les décisions en la matière demeurent rares. En tout état de cause, ce changement de circonstances ne doit pas avoir pu être raisonnablement anticipé lors de la conclusion du contrat. Il semble par conséquent difficile de considérer que le changement de circonstances était « imprévisible »lorsque le contrat a été conclu après les premières annonces et mesures de lutte contre la propagation de l’épidémie de Covid-19, notamment
après l’entrée en vigueur de l’état d’urgence sanitaire le 12 mars 2020.

Ensuite, la théorie de l’imprévision ne peut être sollicitée par un cocontractant qui aurait accepté d’assumer le risque lié à ce changement
de circonstances imprévisible. Enfin, l’exécution du contrat doit, du fait de ce changement, être devenue excessivement onéreuse pour l’une des parties. Ce caractère excessif est apprécié in concreto, en fonction des circonstances de l’espèce. Pour autant, l’exécution du contrat ne doit être devenue, ni impossible (auquel cas il conviendrait de se fonder sur la théorie de la force majeure), ni moins rentable (auquel cas le caractère excessif exigé par
l’article 1195 du Code civil ne pourrait être retenu). C’est d’ailleurs en ce sens que s’est prononcé le Tribunal de commerce de Paris en considérant que le montant du loyer initialement convenu était resté le même pendant la crise sanitaire et n’était donc pas devenu excessivement onéreux (TC Paris, réf., 11 déc. 2020, n°2020035120).

Dès lors que l’ensemble de ces conditions sont réunies, le cocontractant lésé peut se rapprocher de son partenaire aux fins de renégocier le contrat. En cas de refus ou d’échec des négociations, les parties pourront convenir de résoudre le contrat à la date et aux conditions qu’elles déterminent ou, si elles le souhaitent, de saisir conjointement le juge afin qu’il procède à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge pourra réviser le contrat ou résilier ce dernier selon les conditions qu’il fixe.

Les décisions rendues à ce jour au sujet de l’application de la théorie de l’imprévision à la période de crise sanitaire actuelle demeurent rares et hésitantes et ne permettent pas de dégager une solution unique. La plupart d’entre elles se bornent à constater que la question soulève des contestations sérieuses et échappe à la compétence du juge des référés ; empêchant ainsi tout débat dans le cadre d’une procédure de référé (CA Aix-en-Provence, 24 juin 2021, n°20/06465 ; TJ Paris, réf., 21 janv. 2021, n°20/55750 ; TJ Bordeaux, réf., 25 janv. 2021, n°20/01392). La question reste donc entière.

En tout état de cause, le recours à la théorie de l’imprévision demeure en pratique très limité et se révèle particulièrement inadapté au contexte de crise sanitaire actuel.

D’une part, l’article 1195 du Code civil s’applique uniquement aux contrats conclus ou renouvelés après le 1er octobre 2016. Les contrats qui lui sont antérieurs restent donc soumis au droit ancien, tel que l’a d’ailleurs récemment rappelé la jurisprudence à propos d’un contrat affecté par la pandémie actuelle (CA Paris, 17 juin 2021, n° 21/00362). Le recours à la théorie de l’imprévision est également limité pour les contrats conclus après le 1er octobre 2016, du fait notamment de la nature supplétive de l’article 1195 du Code civil qui permet aux cocontractants d’aménager les règles légales, d’en limiter voire d’en écarter totalement l’application

par l’intermédiaire d’une clause dite de renonciation. En outre, l’imprévision est expressément exclue pour certains contrats. Tel est par exemple le cas des opérations portant sur des titres et contrats financiers (CMF, art L.211-40-1).

D’autre part, l’article 1195 du Code civil apparaît particulièrement inadapté au contexte de crise sanitaire actuel. Les délais de la procédure au fond ainsi que le caractère contraignant et incertain de cette procédure semblent inconciliables avec l’urgence qui lui est attachée. De plus, cette disposition présente un inconvénient majeur et ne semble pas appropriée à une crise, par nature ponctuelle. En effet, la partie qui se prévaut de la théorie de l’imprévision du fait de la crise sanitaire devra continuer à exécuter ses obligations durant toute sa durée et la renégociation du contrat, si elle aboutit, ne vaudra que pour l’avenir.

La crise sanitaire actuelle ainsi que les problématiques juridiques qu’elle soulève doivent de ce fait conduire les parties à redoubler de vigilance dans le cadre des négociations contractuelles en cours ou à venir. Il apparaît en effet essentiel de s’interroger sur les incidences que peut avoir une crise sanitaire telle que celle de la pandémie actuelle sur les contrats conclus postérieurement à son apparition et ce, afin d’anticiper les problématiques et risques qui peuvent en découler. L’objectif consiste à adapter les contrats aux effets de la crise, notamment par la voie d’une clause de renégociation dite « clause de hardship », laquelle permet aux parties de prendre en compte un changement de circonstances bouleversant l’économie du contrat indépendamment du régime légal précité et d’en renégocier les termes dans les conditions qu’elles déterminent, en fonction des caractéristiques propres au contrat concerné et avec les effets qu’elles désirent mettre en place.


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