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Coup de tonnerre dans le landerneau pénal : le revirement de la chambre criminelle du 25 novembre 2020 quant à la responsabilité pénale de la personne morale en cas de fusion-absorption

L’article 6 du code de procédure pénale rappelle que « l’action publique pour l’application de la peine s’éteint par la mort du prévenu, la prescription, l’amnistie, l’abrogation de la loi pénale et la chose jugée ». Il est complété par l’article 133-1 du Code pénal qui dispose : « Le décès du condamné ou la dissolution de la personne morale, sauf dans le cas où la dissolution est prononcée par la juridiction pénale, la grâce et l’amnistie, empêchent ou arrêtent l’exécution de la peine ».

Cette logique était étendue traditionnellement aux personnes morales. Ainsi son « décès », ou plutôt sa disparition, quelle qu’en soit la cause (par. ex. dissolution après clôture de la liquidation), la privant d’existence juridique avait immédiatement pour conséquence de faire obstacle à toute poursuite contre la société considérée comme « responsable » de la commission d’une infraction – commise matériellement, rappelons-le, par ses organes ou représentants, qui peuvent être parallèlement poursuivis

Si ce point juridique semblait somme toute logique, les juristes s’opposaient depuis longtemps dans le cadre particulier de la fusion-absorption. En effet, dans cette hypothèse si la société absorbée voit sa personnalité juridique disparaitre, son patrimoine, et parfois son personnel et ses dirigeants, sont « universellement » transmis à la personne morale de l’absorbante. Celle-ci devient alors propriétaire de tout…sauf, en cas de poursuite pénale, des ennuis (poursuites) ou condamnations (amendes) judiciaires de l’absorbante ainsi disparue. Cette situation, déjà dénoncée sur un plan de logique intellectuelle et juridique (en matière d’amendes civiles ou sanctions administratives, la poursuite/condamnation de l’absorbante est admise v. la position du Conseil d’Etat (avis du 4.12.2009) v. égal. La position de la chambre commerciale de la Cour de cassation s et même du Conseil constitutionnel QPC n°2016-542), était décriée lorsque la fusion avait justement pour but de faire habilement disparaître la société absorbée du banc des prévenus – la société absorbante ne pouvant l’y remplacer puisque ne pouvant être pénalement responsable que de son propre fait et non du fait d’autrui, fusse-t-il absorbé.

Ce principe « anthropomorphique » était appliqué depuis longtemps (Cass. crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742, Bull. 237) et jusqu’à encore très récemment (Cass. crim., 7 janv. 2020, n° 18-86.293). elle avait d’ailleurs été réaffirmée et confortée dans le cadre d’une réponse à une QPC (« l’absence de transfert de la responsabilité pénale de la personne morale absorbée à l’occasion d’une opération de fusion-absorption ne porte pas atteinte aux principes de légalité et de sécurité juridique » – Cass. crim., 29 juin 2016, n° 16-90.009).

Jusqu’à présent la chambre criminelle s’en tenait à sa jurisprudence et ne faisait aucune exception à son principe (et encore, comme indiqué ci-dessus, le 7 janvier dernier).

Toutefois la position française semblait de plus en plus contestée. Ainsi la Cour de justice de l’Union européenne est venue affirmer que la fusion absorption, en transférant le patrimoine, entraîne avec celui-ci « la transmission à la société absorbante de l’obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant cette fusion » (5e ch., 5 mars 2015, aff. C-343/13).

La Cour de cassation s’était mise en résistance face à la volonté de certains juges du fond d’intégrer dans notre droit positif cette position européenne (Cass. crim., 25 oct. 2016, n° 16-80.366).

Cette résistance est aujourd’hui tombée.

Dans un arrêt le 25 novembre 2020 (18-86.955) rendu en « formation solennelle » pour lui donner un poids maximal, elle a opéré un « revirement » de sa jurisprudence.

En l’espèce : « Une société mise en cause pour des faits de destruction involontaire par incendie avait été absorbée par une autre société à l’occasion d’une opération de fusion, avant d’être convoquée devant la juridiction correctionnelle pour y être jugée ». Face à la disparition de la personnalité juridique de l’absorbée, on s’interroge de la possibilité de poursuivre l’absorbante. Occasion de reposer cette question : peut-on poursuivre ou condamner pénalement l’absorbante pour le fait de l’absorbée ?

Faisant expressément référence à l’arrêt de la CJUE de 2015, comme ne l’ayant pas convaincu, et à un arrêt de la CEDH du 24 octobre 2019 qui acceptait – comme le fait du reste depuis longtemps la chambre commerciale de la même cour de cassation, mais passons – la transmission d’une amende civile pour pratique anti-concurrentielle de l’absorbée à l’absorbante, la Cour de cassation, tel le dernier apache dans son fort assiégé, décida donc de rendre les armes.

S’apercevant que « l’article 6 du code de procédure pénale, qui ne prévoit pas expressément l’extinction de l’action publique lors de l’absorption d’une société, ne s’oppose pas non plus à cette interprétation », elle considère que le temps est venu d’avoir « une nouvelle interprétation de l’article 121-1 du code pénal, respectueuse de l’article 6 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, permettant que la société absorbante soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération de fusion absorption ».

Toutefois, ce revirement est expressément limité, du fait de la référence à la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 :

i) aux « fusions de sociétés anonymes » et par extension aux SAS (L.227-1 code de commerce) ;

ii) aux peines d’amendes et de confiscation ;

iii) et dès lors qu’elles interviennent après la date de ce revirement, le 25 novembre 2020 (pas d’effet rétroactif aux fusions déjà réalisées).

Reste une question en suspens : quid de l’extension de cette nouvelle jurisprudence aux autres formes sociales, notamment les SARL ?

Enfin, la Cour prévoit le cas de la fusion-absorption dont le but serait justement d’éviter la poursuite de l’absorbée. Cette « fraude » est clairement sanctionnée. Dans cette hypothèse « l’effet illicite recherché devant être considéré comme non avenu, toute peine encourue par la société absorbée [plus seulement ici les amendes et confiscation] peut être prononcée à l’encontre de la société absorbante ». Ce principe étant quant à lui immédiatement applicable (donc aux absorptions déjà effectuées avant cette décision), la Cour considérant que cet avis, bien que très mal connu, n’est pas nouveau (Elle cite un précédent : Crim., 23 avril 1970, pourvoi n° 68-91.333, Bull. Crim. n°144) et à toutes les formes sociales (donc y compris SARL).

La chambre criminelle rentre ainsi dans le rang et fait entrer le droit pénal dans la rationalité économique. En dehors du cas de fraude, qui n’est rien de plus qu’une nouvelle application de l’adage « fraus omnia corrumpit » ou de la « co-action », et donc compréhensibles, on peut se demander si cette évolution, à la faveur du patrimoine de l’Etat (qui encaisse les amendes), de condamner la société absorbante « de bonne foi » pour des faits qu’elle n’a pas commis personnellement n’amenuise pas trop nos principes fondamentaux du droit pénal, et notamment sa pierre angulaire, la responsabilité individuelle.

On regrettera peut-être finalement que la Chambre criminelle n’ait pas un peu plus résisté.  )